Les changements climatiques représentent un défi d’une ampleur inégalée dans l’histoire de l’humanité. La température de la surface terrestre et la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère n’ont jamais été aussi élevées. Or, le lien de causalité entre ces deux phénomènes n’a été que récemment confirmé par la communauté scientifique.1 Depuis, les négociations climatiques pour basculer vers une économie mondiale sobre en carbone progressent à un rythme jugé insuffisant pour éviter les catastrophes causées par les changements climatiques.2
En 2006, Paul Crutzen, récipiendaire du prix Nobel de chimie, a popularisé un concept qui a été évoqué à maintes reprises sous différentes formes au cours de l’histoire : la géo-ingénierie.3 Il s’agit de modifier intentionnellement l’environnement planétaire afin de contrecarrer les effets du réchauffement climatique.4 Ce texte explorera quelques-uns des nombreux dilemmes éthiques entourant la géo-ingénierie.
D’abord, la possibilité d’appliquer des techniques de géo-ingénierie suggère un changement de paradigme important. Jusqu’à maintenant, l’espèce humaine modifiait le climat terrestre de manière non intentionnelle en rejetant des quantités accrues de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère. Or, l’effet néfaste des émissions de GES est désormais connu et documenté par la communauté scientifique. De plus, ces émissions continueront de croître au cours des prochaines décennies tel qu’illustré dans le 5e rapport du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du climat (GIEC).5 Par contre, les GES n’ont pas d’effet direct sur le climat terrestre. La géo-ingénierie introduit ce concept de "modification intentionnelle directe" de l’environnement planétaire.4 Cependant, la légitimité de cette solution est questionnable. Est-ce que l’espèce humaine a le droit de modifier intentionnellement le climat terrestre afin de résoudre un problème qu’il a créé ? Peut-il s’acquitter de responsabilités aussi grandes ?
La géo-ingénierie pose un autre problème fondamental, celui de l’aléa moral. En popularisant l’idée que l’humanité peut freiner les changements climatiques et leurs conséquences désastreuses par le biais de technologies existantes, les efforts de mitigation pour réduire les émissions de GES diminuent.6,7 L’humanité a effectivement naturellement tendance à choisir la plus simple de deux solutions. Un cas récent fortement critiqué concerne l’inclusion d’un paragraphe concernant la géo-ingénierie à la fin du 5e rapport du GIEC.5 Bien que ce passage mette en garde contre les risques et les incertitudes liés à la géo-ingénierie, la simple mention du concept pourrait avoir des répercussions négatives sur la volonté des certains pays de réduire leurs émissions de GES à long terme.1
Outre ces deux problématiques, des questions relatives à la gouvernance doivent aussi être considérées. D’abord, il serait préférable qu’une entité internationale indépendante assure la gestion des programmes de géo-ingénierie transfrontaliers, car ceux-ci pourraient mener à des conflits géopolitiques entre divers pays.8 Cette entité devra être définie par tous les États impliqués. Elle devra notamment veiller à ce que les bienfaits et les risques associés à la géo-ingénierie soient distribués de manière équitable.4 Un des plus grands défis de ce groupe sera de gérer les intérêts des divers acteurs impliqués. Car si les techniques de géo-ingénierie continuent à être développées, la possibilité qu’elles soient unilatéralement déployées par un groupe d’individus, une compagnie ou un pays s’accentuera.9,10
En matière de gouvernance, la recherche sur la géo-ingénierie devra aussi être encadré de manière similaire par un groupe international indépendant. Puisque certaines techniques auraient des répercussions sur tous les pays, il est primordial que les résultats de la recherche scientifique et des essais soient diffusés de manière transparente tout en limitant les essais à grande échelle. Or, la recherche scientifique est actuellement peu encadrée par les lois internationales.4 De plus, la recherche en laboratoire sur la géo-ingénierie n’est pas exclue du moratoire imposé par l’ONU.11 Comme la gouvernance sur la géo-ingénierie, celle entourant la recherche sera certainement confrontée à l’intérêt personnel des nombreuses parties prenantes concernées.
Dans un autre ordre d’idée, un principe souvent évoqué lors des négociations climatiques est la responsabilité commune mais différenciée des États par rapport aux changements climatiques. Les pays en voie de développement l’évoquent souvent pour rappeler la responsabilité historique accrue des pays développés face à cette problématique.12 Si les négociations pour réduire les émissions de GES n’aboutissent pas d’ici quelques années, certains pays développés pourraient être tentés d’inverser le sens de l’argument et de l’utiliser à leur avantage en déployant des techniques de géo-ingénierie sans l’accord des pays en voie de développement, en invoquant leur responsabilité historique. Puisque la géo-ingénierie n’est ni encouragée ni prohibée dans le protocole de Kyoto, les États peuvent théoriquement l’utiliser pour réduire leurs émissions de GES.4
Enfin, l’une des principales considérations éthiques soulevées par les changements climatiques est la responsabilité de la génération actuelle envers les générations futures. Les systèmes de géo-ingénierie pourraient devenir une source de conflits inter-générationnels puisqu’en y procédant, la société actuelle obligerait les générations futures à les maintenir en place au risque de souffrir des conséquences des changements climatiques accélérés qui résulteraient vraisemblablement d’un arrêt de ces systèmes. En même temps, si la société actuelle cesse toute recherche concernant la géo-ingénierie, elle pourrait réduire les options des générations futures pour faire face aux changements climatiques.4
En somme, la communauté internationale commence à réaliser l’ampleur des effets néfastes que pourraient provoquer les changements climatiques. Cependant, elle tarde à mettre en place les outils nécessaires pour mener une transition vers une économie sobre en carbone. Dès lors, la géo-ingénierie se présente comme une solution complémentaire aux efforts de mitigation que l’espèce humaine devrait considérer. Toutefois, une réflexion éthique en amont du déploiement éventuel de techniques de géo-ingénierie et impliquant tous les acteurs qui pourraient être touchés est essentielle.
Références
1 Intergovernmental Panel on Climate Change (2013). Climate Change 2013: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. [En ligne]. http://www.climatechange2013.org/report/review-drafts/ (page consultée le 5 décembre 2013).
2 Climate Action Tracker (2013). Race to the Bottom ? [En ligne]. http://climateactiontracker.org/ (page consultée le 4 décembre 2013).
3 Crutzen, P. J., Albedo enhancement by stratospheric sulfur injections: a contribution to resolve a policy dilemma? Climatic Change 2006, 77 (3-4), 211-220.
4 Secretariat of the Convention on Biological Diversity (2012). Geoengineering in Relation to the Convention on Biological Diversity: Technical and Regulatory Matters. [En ligne]. http://www.cbd.int/doc/publications/cbd-ts- 66-en.pdf (page consultée le 4 décembre 2013).
5 Intergovernmental Panel on Climate Change (2013). Climate Change 2013 : The Physical Science Basis. [En ligne]. http://www.ipcc.ch/report/ar5/wg1/#.UqdFYWRDuGc (page consultée le 10 décembre 2013).
6 The Royal Society (2009). Geoengineering the climate - Science, governance and uncertainty. [En ligne]. http://royalsociety.org/uploadedFiles/Royal_Society_Content/policy/publications/2009/8693.pdf (page consultée le 4 décembre 2013).
7 Gardiner, S. (2007). Is Geoenginnering the « Lesser Evil » ? [En ligne]. http://environmentalresearchweb.org/cws/article/opinion/27600 (page consultée le 3 décembre 2013).
8 Oxford Geoengineering Program (2013). The Principles. [En ligne]. http://www.geoengineering.ox.ac.uk/oxford-principles/principles/? (page consultée le 3 décembre 2013).
9 Boyd, O. (2013). China could move first to geoengineer the climate. [En ligne]. https://www.chinadialogue.net/article/show/single/en/5952-China-could-move-first-to-geoengineer-the- climate (page consultée le 4 décembre 2013).
10 Appell, D. (2012). The Ethics of Geoengineering. http://www.yaleclimatemediaforum.org/2012/12/the- ethics-of-geoengineering/ (page consultée le 4 décembre 2013).
11 Convention of Biological Diversity (2013). COP 10 Decision X/33. [En ligne]. http://www.cbd.int/decision/cop/?id=12299 (page consultée le 4 décembre 2013).
12 Nations Unies (2012). Déclaration de Rio du l’environnement et le développement. [En ligne]. http://www.un.org/french/events/rio92/aconf15126vol1f.htm (page consultée le 4 décembre 2013).
En 2006, Paul Crutzen, récipiendaire du prix Nobel de chimie, a popularisé un concept qui a été évoqué à maintes reprises sous différentes formes au cours de l’histoire : la géo-ingénierie.3 Il s’agit de modifier intentionnellement l’environnement planétaire afin de contrecarrer les effets du réchauffement climatique.4 Ce texte explorera quelques-uns des nombreux dilemmes éthiques entourant la géo-ingénierie.
D’abord, la possibilité d’appliquer des techniques de géo-ingénierie suggère un changement de paradigme important. Jusqu’à maintenant, l’espèce humaine modifiait le climat terrestre de manière non intentionnelle en rejetant des quantités accrues de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère. Or, l’effet néfaste des émissions de GES est désormais connu et documenté par la communauté scientifique. De plus, ces émissions continueront de croître au cours des prochaines décennies tel qu’illustré dans le 5e rapport du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du climat (GIEC).5 Par contre, les GES n’ont pas d’effet direct sur le climat terrestre. La géo-ingénierie introduit ce concept de "modification intentionnelle directe" de l’environnement planétaire.4 Cependant, la légitimité de cette solution est questionnable. Est-ce que l’espèce humaine a le droit de modifier intentionnellement le climat terrestre afin de résoudre un problème qu’il a créé ? Peut-il s’acquitter de responsabilités aussi grandes ?
La géo-ingénierie pose un autre problème fondamental, celui de l’aléa moral. En popularisant l’idée que l’humanité peut freiner les changements climatiques et leurs conséquences désastreuses par le biais de technologies existantes, les efforts de mitigation pour réduire les émissions de GES diminuent.6,7 L’humanité a effectivement naturellement tendance à choisir la plus simple de deux solutions. Un cas récent fortement critiqué concerne l’inclusion d’un paragraphe concernant la géo-ingénierie à la fin du 5e rapport du GIEC.5 Bien que ce passage mette en garde contre les risques et les incertitudes liés à la géo-ingénierie, la simple mention du concept pourrait avoir des répercussions négatives sur la volonté des certains pays de réduire leurs émissions de GES à long terme.1
Outre ces deux problématiques, des questions relatives à la gouvernance doivent aussi être considérées. D’abord, il serait préférable qu’une entité internationale indépendante assure la gestion des programmes de géo-ingénierie transfrontaliers, car ceux-ci pourraient mener à des conflits géopolitiques entre divers pays.8 Cette entité devra être définie par tous les États impliqués. Elle devra notamment veiller à ce que les bienfaits et les risques associés à la géo-ingénierie soient distribués de manière équitable.4 Un des plus grands défis de ce groupe sera de gérer les intérêts des divers acteurs impliqués. Car si les techniques de géo-ingénierie continuent à être développées, la possibilité qu’elles soient unilatéralement déployées par un groupe d’individus, une compagnie ou un pays s’accentuera.9,10
En matière de gouvernance, la recherche sur la géo-ingénierie devra aussi être encadré de manière similaire par un groupe international indépendant. Puisque certaines techniques auraient des répercussions sur tous les pays, il est primordial que les résultats de la recherche scientifique et des essais soient diffusés de manière transparente tout en limitant les essais à grande échelle. Or, la recherche scientifique est actuellement peu encadrée par les lois internationales.4 De plus, la recherche en laboratoire sur la géo-ingénierie n’est pas exclue du moratoire imposé par l’ONU.11 Comme la gouvernance sur la géo-ingénierie, celle entourant la recherche sera certainement confrontée à l’intérêt personnel des nombreuses parties prenantes concernées.
Dans un autre ordre d’idée, un principe souvent évoqué lors des négociations climatiques est la responsabilité commune mais différenciée des États par rapport aux changements climatiques. Les pays en voie de développement l’évoquent souvent pour rappeler la responsabilité historique accrue des pays développés face à cette problématique.12 Si les négociations pour réduire les émissions de GES n’aboutissent pas d’ici quelques années, certains pays développés pourraient être tentés d’inverser le sens de l’argument et de l’utiliser à leur avantage en déployant des techniques de géo-ingénierie sans l’accord des pays en voie de développement, en invoquant leur responsabilité historique. Puisque la géo-ingénierie n’est ni encouragée ni prohibée dans le protocole de Kyoto, les États peuvent théoriquement l’utiliser pour réduire leurs émissions de GES.4
Enfin, l’une des principales considérations éthiques soulevées par les changements climatiques est la responsabilité de la génération actuelle envers les générations futures. Les systèmes de géo-ingénierie pourraient devenir une source de conflits inter-générationnels puisqu’en y procédant, la société actuelle obligerait les générations futures à les maintenir en place au risque de souffrir des conséquences des changements climatiques accélérés qui résulteraient vraisemblablement d’un arrêt de ces systèmes. En même temps, si la société actuelle cesse toute recherche concernant la géo-ingénierie, elle pourrait réduire les options des générations futures pour faire face aux changements climatiques.4
En somme, la communauté internationale commence à réaliser l’ampleur des effets néfastes que pourraient provoquer les changements climatiques. Cependant, elle tarde à mettre en place les outils nécessaires pour mener une transition vers une économie sobre en carbone. Dès lors, la géo-ingénierie se présente comme une solution complémentaire aux efforts de mitigation que l’espèce humaine devrait considérer. Toutefois, une réflexion éthique en amont du déploiement éventuel de techniques de géo-ingénierie et impliquant tous les acteurs qui pourraient être touchés est essentielle.
Références
1 Intergovernmental Panel on Climate Change (2013). Climate Change 2013: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. [En ligne]. http://www.climatechange2013.org/report/review-drafts/ (page consultée le 5 décembre 2013).
2 Climate Action Tracker (2013). Race to the Bottom ? [En ligne]. http://climateactiontracker.org/ (page consultée le 4 décembre 2013).
3 Crutzen, P. J., Albedo enhancement by stratospheric sulfur injections: a contribution to resolve a policy dilemma? Climatic Change 2006, 77 (3-4), 211-220.
4 Secretariat of the Convention on Biological Diversity (2012). Geoengineering in Relation to the Convention on Biological Diversity: Technical and Regulatory Matters. [En ligne]. http://www.cbd.int/doc/publications/cbd-ts- 66-en.pdf (page consultée le 4 décembre 2013).
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6 The Royal Society (2009). Geoengineering the climate - Science, governance and uncertainty. [En ligne]. http://royalsociety.org/uploadedFiles/Royal_Society_Content/policy/publications/2009/8693.pdf (page consultée le 4 décembre 2013).
7 Gardiner, S. (2007). Is Geoenginnering the « Lesser Evil » ? [En ligne]. http://environmentalresearchweb.org/cws/article/opinion/27600 (page consultée le 3 décembre 2013).
8 Oxford Geoengineering Program (2013). The Principles. [En ligne]. http://www.geoengineering.ox.ac.uk/oxford-principles/principles/? (page consultée le 3 décembre 2013).
9 Boyd, O. (2013). China could move first to geoengineer the climate. [En ligne]. https://www.chinadialogue.net/article/show/single/en/5952-China-could-move-first-to-geoengineer-the- climate (page consultée le 4 décembre 2013).
10 Appell, D. (2012). The Ethics of Geoengineering. http://www.yaleclimatemediaforum.org/2012/12/the- ethics-of-geoengineering/ (page consultée le 4 décembre 2013).
11 Convention of Biological Diversity (2013). COP 10 Decision X/33. [En ligne]. http://www.cbd.int/decision/cop/?id=12299 (page consultée le 4 décembre 2013).
12 Nations Unies (2012). Déclaration de Rio du l’environnement et le développement. [En ligne]. http://www.un.org/french/events/rio92/aconf15126vol1f.htm (page consultée le 4 décembre 2013).